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Aleytys s’agita nerveusement, leva les yeux sur le point rougeoyant du soleil, puis passa sa main libre sur ses épaules nues avec un certain malaise. C’était la première fois qu’elle chevauchait seule sur ce monde insolite. Son étrangeté la frappa soudain en pleine poitrine.

Le paysage vacilla autour d’elle, certaines parties lui sautant dessus avec une netteté excessive, d’autres devenant floues. Son estomac se noua et elle en vomit le contenu le long de la piste.

Ne sentant plus une main ferme, le rouan secoua vigoureusement la tête et arracha les rênes aux doigts hésitants d’Aleytys. La crispation de ses muscles la libéra de son état de choc. Elle lui gifla l’esprit et le transforma en statue rigide. Haletante, elle se pencha en avant et récupéra les rênes. Ce mouvement lui donna le vertige. Tandis que l’animal adoptait un pas heurté, Aleytys s’aspergea le visage et regarda alentour avec fermeté, la bouche pincée, se forçant à accepter le côté différent de ce lieu.

Au-dessus d’elle, de fugitives taches d’azur glissaient par instants parmi les spirales de bactéries pastel qui essaimaient sur le dôme céleste, obscurcissant même la face du soleil.

Le soleil : unique, orange, la couleur du fruit de hullu. Unique, petit et doux. Le soleil de sa patrie, Hesh, scintillait d’un bleu qui vous transperçait comme une lame d’acier. Quant à Horli, la sœur de Hesh, c’était une grosse boule rouge qui occupait un quart du ciel.

Ici, l’horizon était proche, la surprenant sans cesse quand elle oubliait où elle se trouvait, distraite par les événements et ses compagnons. Les chevaux redoublaient la difficulté de la prise de conscience d’être sur un autre monde.

Les chevaux. Ils avaient accompagné l’homme partout dans sa conquête des étoiles. Quand elle suivait les têtes dansantes de l’équipage, elle aurait très bien pu se trouver sur Jaydugar au lieu de cette planète étrangère.

Et, maintenant qu’elle recommençait une course solitaire, elle se rendait bien compte qu’elle n’était plus sur Jaydugar, pourchassée par divers individus et brûlée par le soleil. C’était ici l’absence de chaleur excessive qui devait la mettre mal à l’aise. Elle frotta ses seins douloureux et sa rappela que ce soleil n’était pas Hesh.

Impatiente, elle lâcha la bride à son cheval, qui accéléra aussitôt. C’était un animal têtu, mais aussi le plus rapide que possédât Loahn. Son endurance était extraordinaire ; néanmoins Aleytys n’avait pas encore trouvé l’allure qui pût lui convenir. Elle regrettait l’étalon noir qu’elle avait utilisé sur sa planète. Elle se pencha en avant et caressa le cou musclé.

– Quel soulagement ce sera d’être capturée, Branle-os ! (Elle se redressa.) Mais, quand on a besoin d’un ravisseur, pas moyen d’en trouver un.

Le rouan tirait sur son mors, et elle en eut vite assez d’avoir l’impression qu’il allait lui arracher les bras. Elle récupéra la bride, soupira avec lassitude, jura, cracha du sang, car elle venait de se mordre la langue, et le força à un trot plus lent mais toujours cahotant.

Elle se glissa dans l’esprit de l’animal et l’obligea à conserver cette allure. Elle put alors enrouler la bride autour du pommeau et faire craquer ses doigts ankylosés et douloureux. Puis elle décrocha l’outre et but à longs traits.

Lorsqu’elle abaissa l’outre, elle aperçut deux cavaliers qui l’observaient sur la route. C’étaient des personnages trapus assis avec une tranquille assurance sur leurs mustangs au long poil rude. Ils portaient des pantalons et des gilets cloutés. Leurs cheveux longs voletaient devant leur visage, retenus cependant sur le front par des bandeaux rouges. Leur large sourire ne rassura guère Aleytys.

Elle reprit les rênes et fit tourner sa monture. Un autre cavalier apparut en haut de la pente qu’elle venait de descendre. Elle tourna encore et en vit apparaître deux autres au centre de la route. Enfin un sixième homme se silhouetta à sa droite. Elle boucla la boucle, affrontant les deux premiers cavaliers.

– Que désirez-vous ?

Se refusant à accepter le tremblement qui agitait son estomac, elle leva la tête avec une fierté féroce et scruta les visages sauvages qui souriaient de toutes leurs dents.

– Viens.

Celui qui avait parlé fit d’un coup de genou se rapprocher son cheval de celui d’Aleytys.

Elle fit reculer son rouan de quelques pas.

– Je suis gikena, idiot !

Il éclata de rire, ses petits yeux disparaissant presque dans les fentes de sa chair.

– Menteuse !

– Je suis gikena. Je guéris, mais je sais aussi maudire, homme du sud. J’obéis aux Lakoe-heai.

– Hah ! (Il se pencha et lui arracha les rênes des mains.) Obéis au maître, désormais. Le shaman t’arrachera tes crocs. Gikena !

Il lâcha un gros rire.

Aleytys le foudroya du regard.

– Laisse-moi.

– Bien sûr. Tu viens avec nous.

– Non. (Elle arbora un masque glacé, à la fois satisfaite et terrifiée par sa stratégie.) Ma quête est urgente, homme du sud. Je recherche mon fils qui m’a été volé. Je vous jette les geas pour m’aider.

Il sourit à nouveau et assena une tape sur la croupe du rouan, qui se mit en route au petit trot. Les autres repartirent vaquer à leurs affaires, qu’elle avait interrompues.

Elle ne tarda pas à percevoir un grondement qui lui rappela l’époque paisible de Jaydugar où elle avait suivi les troupeaux. Ils franchirent une éminence et purent contempler une masse noire et mouvante qui avançait d’un pas lent à la surface de la campagne. Un instant elle crut voir les grosses bêtes dont vivaient les nomades. Mais elle revint très vite à la réalité. Ce qui noircissait le paysage, c’étaient des centaines, des milliers de cavaliers dont à cette distance on ne pouvait déterminer le sexe.

Comme son ravisseur plongeait dans cette foule, Aleytys se sentit envahie par le désarroi et la déconvenue. Une seule personne pour détourner cette… cette avalanche d’humanité ? Elle examina avec curiosité ceux qui l’entouraient. Des femmes la dévisageaient, aussi hirsutes que les hommes, une franche haine glacée se lisant sur leur visage plat et buriné. Les enfants passaient, chevauchant à cru de petits animaux ébouriffés, le visage déjà âgé et mauvais. Elle cligna les yeux. Non, pas mauvais, simplement farouche. La distorsion qui l’habitait transformait seule ces enfants en petits démons. Elle se détourna.

Le grondement des roues grossières, la multitude d’autres sons se mêlant en une assourdissante cacophonie l’empêchaient de réfléchir normalement, de savoir ce qu’elle voulait faire, ou pouvait, ou devrait faire ; elle laissa donc la bride sur le cou à son cerveau et s’accrocha au pommeau de sa selle tandis que le rouan continuait de la faire tanguer et rouler.

Au centre de cette masse, ils parvinrent à un chariot d’une incroyable largeur dont le châssis bas suivait tout aussi incroyablement les dénivellations du terrain sur lequel il avançait. Les pièces de bois étaient assemblées par des douzaines d’articulations en cuir et chaque section possédait ses propres roues, de telle sorte que le véhicule se déplaçait comme un mille-pattes… à cent roues. Les flancs de ce monstrueux objet étaient couverts d’une haie d’épées dont le fil étincelait à la lumière diffuse. Au milieu de cette haie s’élevait un véritable monticule dont la couche supérieure était en peau de pihayo, tannée en conservant le poil, de telle sorte que cette petite colline semblait osciller au rythme de molles herbes blanches.

Lorsqu’elle se rapprocha, elle fut saisie par la puanteur typique de pihayo. Elle se demanda comment le maître de la horde pouvait la supporter.

Elle se raidit en dépassant l’ultime caravane avant la grande. Le chariot noir décoré d’or et d’écarlate confirma enfin que Maissa avait bel et bien été conduite ici. Si elle… ou Sharl… était en vie… Elle s’arracha à ces pensées, comme ses mains commençaient à trembler et aux yeux lui montaient des larmes. Concentre-toi, pensa-t-elle. Tu es gikena. Tu as le pouvoir.

Elle redressa le dos et défia du regard les deux gardes qui barraient l’entrée du chariot du maître. Force-les à te respecter, se dit-elle.

– Je suis gikena. (Elle projeta ces mots d’un air de colère, de menace et de puissance qui laissa bouche bée les gardes aussi bien que son ravisseur. Puis se laissa glisser au sol et s’avança rapidement vers l’échelle grossière pour affronter les gardes stupéfaits.) Menez-moi au maître.

Lamarchos
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